Avant la rencontre des Trois Grands

1945 juste avant la conférence de Potsdam

 

Jacques Ancel, dans son manuel géographique de politique européenne, écrit : « Il ne se dégagea jamais au XIXe siècle que deux politiques étrangères possibles : hégémonie des grandes puissances ou égalité des nations. »  1919 avait été le triomphe de l'égalité des nations. C'était sur elle qu'était fondée la SDN. Par contre, si aujourd'hui la charte des Nations Unies apparaît périodiquement comme un compromis entre ces deux politiques, en réalité nous assistons au triomphe de l'hégémonie des grandes puissances. Elles seules exercent une influence réelle. L'avenir de la paix dépend essentiellement – pour ne pas dire uniquement – de leur entente ou de leur désaccord.

Aussi peut-on réunir à grand bruit et à grands frais des conférences où quarante-neuf États se trouvent représentés. Ce n'est pas là que se passe le vrai travail, mais dans ces rencontres où les chefs d’État des trois grandes puissances concertent leur politique.

La réunion qui va se tenir à Potsdam est donc d'une importance particulière. C'est là que se décideront les traités de paix, et non dans les futures conférences de la paix, qu'on ne convoquera que pour entériner  les décisions des grandes.  À ce point de vue, Potsdam aura une importance très supérieure à Téhéran et à Yalta. Là on étudiait encore la poursuite de la guerre et ses conditions, maintenant on va élaborer le nouveau statut territorial du monde.

Les problèmes de politique étrangère sont toujours les mêmes, et ce sont les mêmes questions qu'on voit resurgir à travers l'histoire. Ces problèmes sont essentiellement les suivants : organisation de l'Europe centrale et danubienne ; les Balkans et plus précisément la question macédonienne ; les Détroits et enfin la question de la Chine. Tout le XIXe siècle et le début du XXe se sont escrimés sur ces problèmes, sans leur donner une solution stable. L'Autriche, la Prusse et la Russie se sont heurtées et ont rivalisé pour organiser chacune à son profit l'Europe centrale et balkanique. L'Angleterre et la Russie se sont affrontées sur les Détroits. La Macédoine a été à l'origine de trois guerres. La Chine enfin fut l'objet constant des rivalités entre l’Allemagne, l'Angleterre et la Russie, avant que les États-Unis ne s'y intéressent eux aussi.

Il est difficile d'isoler chacun de ces problèmes, pour préjuger les solutions qu'y apportera cette conférence de Potsdam. Il feront l'objet d'un marchandage général, une concession sur l'un d'entre eux entraînant une compensation dans le règlement de l'autre.

Un premier point pourtant apparaît certain : la prépondérance russe en Europe centrale et dans les pays balkaniques. Ces peuples divers et complémentaires que les Habsbourg avaient essayé d'unifier à leur profit, qui dans la liberté retrouvée et sous la protection française évoluaient de 1919 à 1939 vers une confédération danubienne, sont désormais sous l'influence des Soviets. Toutefois, jusqu'où les Anglo-Saxons permettront-ils à celle-ci de s'étendre ? En particulier, consentiront-ils à ce que l'Autriche, marche traditionnelle de l'Europe occidentale entre dans l'ordre soviétique ?

La dénonciation récente de l'accord russo-turc a mis l'accent sur la question des Détroits. La convention de Montreux ne permet pas à la flotte russe l'accès libre de la Méditerranée. D'où le désir des Soviets que cette convention soit révisée. Mais l'Angleterre se souciera-t-elle de voir des cuirassés russes croiser dans la Mer Égée et mouiller à Alexandrie, sans du moins qu'elle puisse exercer un contrôle ? L'affaire de Macédoine se rattache au même problème et au désir russe d'avoir libre accès à la Méditerranée. Les Soviets voudraient que la Bulgarie, désormais dans leur obédience, obtint un couloir et un port sur la Mer Égée.

Enfin on parlera de la Chine, et ici la visite de M. Soong à Moscou aura été un des actes préliminaires les plus importants à la conférence des Trois. L'ouverture du marché chinois, c'est le grand but de guerre des États-Unis, mais les Soviets ont toujours pratiqué une politique chinoise par l'intermédiaire des communistes chinois. Et on peut observer un curieux mouvement stratégique en ce moment. Les communistes chinois s'insinuent entre les troupes du gouvernement national, et les Japonais, occupant au fur et à mesure les territoires délaissés par ceux-ci, de telle sorte que le gouvernement national n'aura bientôt en face de son armée que des communistes au lieu des Japonais.

Mais pour nous, Européens, la question essentielle est de savoir où s'arrêtera  désormais le monde slave – le monde slave que la Russie vient enfin de réussir à cristalliser autour d'elle. Frontières de la Pologne, question d'Autriche, question de Trieste, Macédoine et Détroits, c'est toujours le même problème. L'effondrement du monde germanique pose une grande inconnue. L'Allemagne, située en carrefour dans l'Europe, avait une vocation : être le pont et le lien entre le monde slave et l'Occident, tout en les contenant respectivement. D'avoir été infidèle à sa mission a entraîné la disparition de l'Allemagne. Et maintenant le monde slave et l'Occident entrent en contact direct, quelle sera leur frontière ? Voici vraiment un des points essentiels pour les conversations de Potsdam.